Êtres surnaturels, monstres, esprits… : les yôkaï revêtent une multitude de formes et font partie intégrante de l’imaginaire japonais depuis les temps les plus reculés. Avec la modernisation de l’archipel au XIXe siècle, ils furent brusquement relégués au rang de simples superstitions. Pourtant, depuis plus de dix ans, ces étranges créatures suscitent un formidable regain d’intérêt au Japon ainsi que l’attestent les succès fulgurants des dessins animés de Hayao Miyazaki. Cette exposition retrace l’évolution des yôkaï dans l’art japonais, du Moyen Âge à nos jours. L’ensemble de peintures sur rouleaux, estampes, livres illustrés, kakemono et mangas que présente la MCJP nous plonge dans un univers parfois effrayant, souvent humoristique.

Quelques sta­tuet­tes aux formes étranges datant de l’époque Jômon mon­trent que les êtres aux appa­rence anor­ma­les ou effrayan­tes ont tou­jours exercé une puis­sante fas­ci­na­tion sur les habi­tants de l’archi­pel. Toutefois, c’est au XIIe siècle qu’appa­rais­sent les pre­miè­res pein­tu­res de mons­tres, alors que le monde des nobles cède la place à la société féo­dale des guer­riers. Reflet d’une société angois­sée, une curio­sité pour les choses étranges ou gro­tes­ques se déve­loppe dans la popu­la­tion. A partir de l’époque de Muromachi (1392-1573), les cou­ches popu­lai­res, à l’instar de la classe aris­to­cra­ti­que, devien­nent frian­des des pein­tu­res sur rou­leaux nar­rant les aven­tu­res d’êtres sur­na­tu­rels malé­fi­ques. Chef-d’œuvre du XVIe siècle, le Rouleau peint des esprits des vieux objets raconte avec un humour féroce com­ment les usten­si­les mis au rebut se méta­mor­pho­sent en mons­tres et se ven­gent cruel­le­ment des hommes avant de se conver­tir au boud­dhisme. Dans le Rouleau peint du cor­tège noc­turne des Cent Démons, êtres hybri­des, démons et autres esprits d’objets for­ment une joyeuse cohorte qui se fond dans les ténè­bres. S’ils rap­pel­lent les hordes de voleurs qui, à la nuit tombée, menaient des raz­zias dans la capi­tale, ces cor­tè­ges d’objets animés témoi­gnent avant tout d’une concep­tion ani­miste du monde selon laquelle une « âme » - un esprit – réside même dans les êtres ina­ni­més.

L’époque d’Edo (1603-1868) est une période de pros­pé­rité pen­dant laquelle les mar­chands, forts de leur pou­voir économique accru, créent leur propre culture. Lassés par la mono­to­nie d’un monde en cons­tante paix, à la recher­che d’émotions fortes, ils se pren­nent de pas­sion pour les yôkaï qui devien­nent une source iné­pui­sa­ble de diver­tis­se­ment. Les cita­dins recher­chent le fris­son dans les pein­tu­res de spec­tres. Mais d’autres yôkaï ont également la faveur du public : le renard qui change d’appa­rence pour duper les humains ; l’atten­dris­sant kappa, esprit des eaux qui vit dans les riviè­res ; l’étrange per­son­nage au cou déme­su­ré­ment long… Le déve­lop­pe­ment des tech­ni­ques de l’estampe permet une large dif­fu­sion des repré­sen­ta­tions de yôkaï dont le nombre ne cesse d’aug­men­ter depuis le début du XVIIe siècle. Désireux de recen­ser de manière rela­ti­ve­ment scien­ti­fi­que ces êtres sur­na­tu­rels, le maître d’estam­pes Toriyama Sekien publie une ency­clo­pé­die illus­trée. Cette œuvre qui connaît un immense succès donne nais­sance à tout un cou­rant d’ouvra­ges dans la même veine et sti­mule l’ima­gi­na­tion d’autres grands pein­tres d’estam­pes de l’époque. Les plus célè­bres sont Hokusai, dont les sque­let­tes ter­ri­fiants et autres ani­maux fan­tas­ti­ques s’ins­pi­rent sou­vent des ouvra­ges d’ana­to­mie ou de zoo­lo­gie pro­ve­nant de Hollande, et son dis­ci­ple Utagawa Kuniyoshi qui per­pé­tue avec talent ce style réa­liste.

Les remar­qua­bles pro­grès tech­ni­ques et scien­ti­fi­ques effec­tués à partir de l’ère Meiji (1868-1912) ont entraîné un désin­té­res­se­ment pour les yôkaï. Cependant, on assiste depuis peu à un renou­veau des mons­tres dans le domaine pic­tu­ral, prin­ci­pa­le­ment dans le manga. C’est durant l’après-guerre que le manga de yôkaï devient un genre à part entière. Il connaît une for­mi­da­ble popu­la­rité dès la fin des années 1960 et contri­bue lar­ge­ment au boom de l’édition des mangas. Figure emblé­ma­ti­que de ce nou­veau genre, le des­si­na­teur Shigeru Mizuki s’appli­que à la cons­ti­tu­tion d’un inven­taire des yôkaï, comme l’avaient fait les pein­tres d’estam­pes dans les ency­clo­pé­dies illus­trées. Ses suc­ces­seurs ont des appro­ches sou­vent très dif­fé­ren­tes et vont cher­cher leurs maté­riaux de base encore plus loin, dans le Japon médié­val ou la Chine anti­que... Réputées pour leur grande sen­si­bi­lité esthé­ti­que, les des­si­na­tri­ces ont quant à elles réussi à s’impo­ser dans un genre a priori mas­cu­lin, le manga d’hor­reur.