La bête aveu­gle
(Môjû), 1969
1h36 / cou­leurs / Daiei
Scénario : Yoshio Shirasaka / Photographie : Setsuo Kobayashi / Direction artis­ti­que : Shigeo Mano
Avec Eiji Funakoshi, Mako Midori, Noriko Sengoku
(Film inter­dit aux moins de 16 ans)

Dans ce film adapté d’une nou­velle de Ranpo Edogawa (1924-1965), le fon­da­teur de la lit­té­ra­ture poli­cière, un sculp­teur aveu­gle (Eiji Funakoshi) séques­tre dans son ate­lier un modèle (Midori Mako) et la soumet à l’empire des sens afin qu’elle devienne une « statue idéale ». Comprenant après plu­sieurs vaines ten­ta­ti­ves qu’elle ne pourra plus fuir ce cau­che­mar, la vic­time est peu à peu atten­drie et envoû­tée par son bour­reau. Elle finira par l’accom­pa­gner dans la mort après un ultime rituel sado­ma­so­chiste san­glant.

Critique :

En 1969, quand sort La Bête Aveugle, Masumura ne fixe plus aucune limite à sa représentation intime du théâtre de la cruauté. Trente-six ans après c’est un film encore taré. Tiré d’un roman du grand Edogawa Rampo, l’Edgard Allan Poe nippon, la Bête Aveugle est un moment cannibale à ranger entre le Voyeur de Michael Powell et la Prisonnière d’Henri-George Clouzot : même aura surréaliste, même éclat pop’art, même folie maniaque. C’est le chemin de Damas d’une mannequin qui je ne jouit que d’être regardé (elle partage le lit d’un photographe érotique). A la suite d’un vernissage, elle est enlevée par un sculpteur aveugle, grand éclopé œdipien vivant avec sa mère dans un atelier entièrement décoré de formes lascives d’une femme géante. Il dort et mange là, entre deux énormes cuisses de plâtre, en lilliputien de l’amour. Dans ce décor - prison dément, le modèle va s’effrayer, ruser, vouloir s’échapper avant de plonger dans une crise érotique infinie découvrant que chez l’aveugle ce sont des mains qui la regardent. Dévisagée par ses doigts, elle jouit.

Le cinéma, qui n’est jamais qu’une affaire de regard, aurait pu sortir de cette adaptation d’Edogawa Rampo complétement nié. Il n’en est rien : Masumura, au point de basculement du film, ayant eu cette idée de génie de filmer son actrice comme une statue, à coup de fragmentations sauvages (au figuré, puis au propre, on vous laisse la surprise), se met à la regarder à tâtons, rejoignant dans l’obscurité de sa folie le monde idéal de son aveugle de bête. « Un monde tactile… le monde des insectes, des étoiles de mer et des méduses. »   

Philippe Azoury, Libération, 03/08/2005